J'ai aujourd'hui 95 ans et encore en forme pour faire mon jardin ou réparer un moteur, ma vie ne fut pas facile mais mon métier de boulanger m'a passionné !
Boulanger, c'était le métier de mon père, de mon oncle, de mon cousin‑germain … une affaire de famille en quelque sorte !
Mon père, René Millot a commencé dans le métier dans les années 1930 à Bessy‑sur‑Cure dans l'Yonne.
Le meunier qui lui livrait la farine, un certain Auguste Cornu originaire d'Épiry avait appris par son frère Hubert Cornu qu'un fonds de boulangerie était à vendre à Montreuillon :
le 16 juin 1935, René est venu l'acheter et un peu plus tard ce fut la maison. Il a ensuite apporté son matériel de Bessy dont un pétrin mécanique et n'a plus quitté le village.
Très tôt, j'ai appris de mon père le b‑a ba du métier et j'ai mis les mains à la pâte, c'est le cas de le dire, à 13 ans je faisais des petits pains en revenant de l'école et à 14 ans je suis resté avec lui au fournil, du moins tant qu'on a eu de la farine car la guerre venait d'éclater.
A Bessy-sur-cure, mon père faisait ses tournées à pieds avec une charette tirée par notre chien.
René était un gaillard de 120 kg gentil comme tout, mais il n'aimait pas qu'on lui cherche des noises. On a tous eu peur quand le 16 juin 1940 à Montreuilllon il a refusé de se rendre à la mairie à la convocation des allemands : "z'ont qu'à v'nir me chercher" ! C'était un bon boulanger, les "boches", comme on les appelaient, avaient besoin de lui et c'est ce qui l'a sauvé !
Il pris sa retraite en 1962 et j'ai saisi le flambeau pour 47 ans, jusqu'en 1988 !
Entre temps j'ai rencontré Colette et nous nous sommes mariés en septembre 1950. Pas facile pour elle d'être l'épouse d'un boulanger : je me levais à 2h du matin, à 11h, les fournées étaient terminées.
Mais je partais faire ma tournée, je revenais en fin d'après midi épuisé et je devais me coucher tôt car le lendemain il fallait remettre le fournil en route avant le jour !
Colette s'occupait de la boulangerie et de la clientèle, des fournisseurs et de la paperasserie mais aussi de la maison et plus tard des enfants : pas de quoi chômer ! Et pourtant elle m' a supporté pendant 65 ans : admirable !
La journée du boulanger commençait à 3h du matin par la préparation de la pâte. Il ajustait la température de l'eau pour atteindre la t° de base de 54°1, la pâte ainsi préparée était à une température de 22‑25 °C, surtout pas au dessus2 car le pain serait mauvais !
Alors, c'était le pétrissage de la première fournée et sa mise en première fermentation ("pointage" ou "première pousse") pendant 1h30 ; c'est une étape importante qui permet aux arômes de se développer.
Ensuite, il "rompait" la pâte pour enlever l'excés de gaz carbonique emprisonné
Enfin, il pesait, façonnait ("tournait") et mettait à nouveau en fermentation ("apprêt" ou "deuxième pousse") pendant 2h30, la pâte est incisée à la lame ("grignage") et mise à cuire.
Pendant ce temps la deuxième fournée était préparée et mise au pointage et ainsi de suite pour la fournée suivante.
Sans chercher à dévoiler la recette de la potion magique, il faut quand même considérer que la fabrication d'un bon pain n'est pas le fruit du hasard :
- Tout commence par le choix de la farine, T553 pour le pain blanc classique, T65 pour le pain de campagne et une "force boulangère"4 adapté. Traditionnellement on ajoutait du Blé dur pour augmenter la force de la pâte. Ajourd'hui le meunier ajoute de l'acide ascorbique5.
- la somme des temperatures de la farine, de l'eau et du fournil doit être amenée à 54 °C
- le pétrin ne doit pas trop chauffer la pâte et travailler en étirement plutôt qu'en cisaillement. La pâte doit être souple, élastique et homogène
- les agents de fermentation utilisés sont à l'origine d'une structure de pain et d'un goût différent:
- la levure de boulanger6 s'attaque aux sucres et dégage du gaz carbonique qui fait gonfler le pain. C'est le processus le plus simple
- le levain7 donne un bon pain légèrement acidulé qui se conserve bien
- la poolish8 améliore les arômes du pain, l'alvéolage de la mie et la conservation du pain. Une confidence : mon cousin boulanger en retraite ne mange que de son pain qu'il prépare bien sûr sur poolish !
Avant à Montreuillon, il y avait des fours de ménage un peu partout et jusque dans les années 60 beaucoup d'habitants faisaient leur pain. Mais un jour une maladie est arrivée : "le pain filant"9, il coulait comme le miel et même les cochons n'en voulaient pas. La solution a été apportée par les professionnels. Mais beaucoup devant ces complications ont alors renoncé à faire leur pain eux‑même !
Une autre maladie bien connue des boulangers pouvait apparaître aussi ponctuellement : l'ergotisme10 dut à l'ergot de Seigle qui donnait des hallucinations aux consommateurs.
Aujourd'hui, Colette et moi sommes en retraite. Nous ne regrettons pas cette dure vie de labeur.
Elle nous donné aussi beaucoup de satisfactions, mais quand même, nous apprécions aussi de pouvoir maintenant dormir des nuits complètes, voir grandir nos enfants et petits‑enfants, visiter des amis et nous promener dans le Morvan et même jusqu'à la Méditerrannée .
Quant au pain, nous nous régalons encore en dégustant une couronne croustillante, avec une mie bien alvéolée et pleines d'arômes. La vie continue !