Un collégien âgé d'une douzaine d'année regardait intrigué un homme aux vêtements déchirés, assis sur un tabouret bas, devant un foyer.
Celui-ci activait de son pied nu un soufflet hors d'âge pour attiser la flamme. Un morceau de rail de chemin de fer fixé sur une vieille souche en guise d'enclume, une longue pince et un marteau et voilà sa fortune.
Mais de ses mains sortaient de magnifiques petites statuettes, des barres torsadées et tant d'autres merveilles. En fait, cet artiste savait tout faire à partir d'une vieille pièce de voiture ou de n'importe quel morceau de métal.
Dans toute l'Afrique les forgerons sont respectés comme faisant partie d'une caste supérieure mais l'enfant ne comprenait pas qu'un homme de si piètre condition puisse être si important !
Son père lui expliqua alors ce que disaient les sages du continent : depuis 5000 ans avant notre ère, le forgeron extrait le fer de la roche des profondeurs de la terre, il maîtrise la chaleur et le feu et féconde l'eau en y plongeant ses pièces de métal en fusion pour les durcir.
Pour pouvoir faire cela il doit savoir séduire à la fois les dieux de la terre, du feu et de l'eau. Evidemment leur supérieur, Zanahary de son nom malgache, celui qui est appelé Dieu ici et Allah la bas, le Créateur unique, du ciel et de la terre, veille à ce que tout se passe dans le respect de Son harmonie. Il bénit, donne du pouvoir et protège cet homme sinon rien ne pourrait se faire.
Voilà ce qui explique que dans toute l'Afrique le forgeron qui travaille avec des forces occultes inaccessibles au commun des mortels est respecté avec crainte, même s'il porte des haillons.
En vacances à Montreuillon notre aventurier en herbe tenait donc absolument à rencontrer son cousin Robert Gaulon, adepte de ces pratiques ! Arrivé à la forge il le trouva jovial et surtout très amusé par sa demande : lui apprendre à forger ! Mais comme à un homme il lui tendit la main, un bloc de corne et de muscles que l'enfant ne parvenait pas à serrer et tope là, c'était dit.
Robert activa son soufflet double, plongeât une barre de métal dans le feu et quand elle fut rouge, à petits coups de marteau il en fit un fer carré; à l'aide d'une autre pince il la tournât en une belle torsade régulière : "à toi maintenant !"
Alors, quelle aventure mes amis : attiser le feu et plonger le fer au cœur du foyer, jusque-là pas de difficultés. Mais ressortir le métal en fusion sans se brûler, tapoter le fer sur l'enclume avec un marteau qu'il pouvait à peine soulever et torsader l'ouvrage en faisant en sorte que la barre reste droite ... , où il est aujourd'hui, Robert en rit encore !
Notre apprenti revint pourtant, assidu à la forge tel un catéchumène et le Robert avec une patience admirable se découvrit des talents de pédagogue. Jour après jour, les petites mains blanches se durcirent, la torsade finit par rester droite, il apprit à faire un anneau régulier sur la bigorne ronde de l'enclume, des pentures de volets, à fabriquer des rivets et des clous pour ferrer les chevaux et les bufs.
Un jour un soc de brabant sans doute tiré un peu trop vigoureusement par une paire de jeunes bœufs nerveux se brisa net sur un bloc de granit (à moins que ce ne fut sur une pierre enterrée des ruines du château d'Esguilly ... !). C'était la saison des labours, la terre était prête et en Morvan elle devient vite collante avec la pluie : l'agriculteur était pressé, il devait le réparer ... !
Robert se régalait par avance et dit : "regarde bien, tu vas voir ce que c'est que la forge". Son père allait venir l'aider, il prépara les pièces de métal et expliqua ce qui allait se passer : une plaque était placée entre les 2 morceaux à souder. "Nous on ne mets pas de borate, on forge", dit il avec un brin de flagornerie ! Ils allaient tout porter au même stade de fusion et les 2 forgerons allaient frapper en alternance pour que le plus rapidement possible le métal des 3 pièces se mélange pour ne faire plus qu'une. Quand le son deviendra plus clair, ce sera terminé.
Un spectacle dont l'auteur se souvient plus d'un demi-siècle plus tard : le père et le fils suant de concert, avec un plaisir non retenu, dans un enfer de chaleur et de fer en fusion, au rythme du martèlement du fer sur le fer et du chant de l'enclume, tous deux complices unis dans un même effort, en maîtres de la matière originelle; c'était grandiose !
Robert fut rattrapé quelques années plus tard par la mécanisation de l'agriculture qui rendit son art inutile et il dut vendre son outil de travail. Mais c'était avec des larmes dans les yeux que ce grand gaillard sensible, reconverti pour gagner sa vie, en patron de bar à Lormes expliqua à son fugace apprenti du temps des vacances scolaires, que ses successeurs pour aménager l'endroit en éphémère boîte de nuit avaient "cassé la grande pierre que ses ancêtres et lui-même avaient usée jour après jour avec leur tablier de cuir", ... fin d'une époque !
Robert était le dernier forgeron de Montreuillon mais il n'y a aucun doute, qu'on le veuille ou pas il appartenait à la même caste à part, que le bougre qui forgeait sur un rail de chemin de fer au fin fond de l'Afrique, celle des artistes dépositaires des traditions et du sacré !