Mon père était un homme tendre et passionné. La vie même le passionnait et c'est toujours avec tendresse qu'il la regardait . Sa foi, sa famille, sa profession d'éducateur, son métier d'écrivain ont ancré sa vie.
Il serait impossible de parler de mon père sans parler de l'amour profond qui l'unissait à ma mère. Pour mon frère et moi, cet amour faisait partie de notre quotidien et il a été l'élément fondamental de notre vie de famille.
Mes parents se sont rencontrés à Nevers où ils habitaient l'un près de l'autre. Papa racontait avoir aperçu Maman penchée à sa fenêtre lors d'une de ses promenades alors qu'il se remettait peu à peu d'une longue maladie. Il l'avait trouvée bien belle et, disait-il, avait tout de suite su qu'ils étaient destinés l'un à l'autre.
Ils se sont mariés en 1940, en zone "libre". sans leurs familles qui, bien sùr, n'avaient pu les rejoindre. Ils ont ensuite passé un an à Nîmes où Papa a enseigné et où il a aussi appris le provençal, une langue qu'il aimait beaucoup et qu'il a continué à lire toute sa vie.
Ils sont ensuite retournés à Pontoise où mon père a repris son travail à I'ëcole Sait-Martin de France. C'est toujours avec grande fierté que Papa. au soir de sa vie, mentionnait les cinquante ans qu'il avait passés à Saint-Martin.
Il avait commencé conme surveillant à dix-neuf ans puis, après son mariage, était devenu Chef de Maison. En tant que chef de maison, Papa a vécu avec sa famille dans trois "maisons" différentes où habitaient aussi entre trente (la première maison) et quatre-vingts (la dernière) élèves pensionnaires, à l'anglaise.
Maman dont le travail n'était pas officiellement reconnu par l'école, était pourtant très présente auprès des élèves et en était aimée.
Quant à moi,je me rappelle toute petite avoir répondu à une question sur le nombre de mes frères : je pensais en avoir au moins vingt-cinq.
Dès son retour à Saint-Martin, Papa a aussi enseigné le français. le grec et le latin. Plus tard, il a arrêté son travail de Chef de Maison et est devenu Directeur des études tout en continuant à enseigner. Un de mes meilleurs souvenirs est celui d'épiques réunions à la maison, chaque année avant la rentrée des classes, quand il fallait préparer les horaires d'environ cinquante professeurs qui avaient chacun leurs préférences et besoins, et tout cela bien sûr sans l'aide d'un ordinateur, mais avec force feuilles de papier et une patience extrême, ce qui n'était pas toujours la plus grande vertu de mon père.
Papa adorait l'enseignement, aussi bien le contact avec les élèves que la transmission de connaissances et d'une culture. Notre famille vivait au rythme de son travail auquel il se donnait tout entier. Maman, mon frère et moi étions conscients des liens profonds qui l'unissaient à ses élèves et combien il leur était attaché.
Le soir, Papa écrivait. Pour mon frère et moi c'était son jardin secret, son mystère. Une fois la "maison" endormie ou presque, vers vingt-deux heures, il se retirait dans son bureau et y travaillait jusqu'à minuit ou une heure du matin. Il écrivait aussi pendant la journée quand nous étions en vacances.
Mon frère et moi respections sa solitude car nous comprenions qu'écrire lui était indispensable. II ne nous élait pas interdit de l'interrompre si nécessaire, mais nous essayions de le faire le moins possible et de le laisser au dialogue qu'il avait avec son œuvre. Bien sûr, Maman était toujours sa première lectrice et son opinion, donnée avec douceur mais conviction, etait primordiale.
"Il s'appelait Jean-François". Ainsi commence le chapitre que mon père a écrit dans "Une vie peuplée d'enfants " sur mon frère, mort à vingt-deux ans. Que dire à propos de la disparition si précoce d'un enfant bien aimé el si aimable, sinon que mes parents ont eu un courage infini et qu'ils ont porté mon frère en eux, au jour le jour, le reste de leur vie. Jean-François était toujours présent pour eux, comme il l'est encore pour moi, mais quelle soufrance de ne plus avoir sa joie, son humour, son rayonnement ici-bas ...
Mes filles sont nées deux ans après la mort de mon frère et mon fils un peu plus de deux ans plus tard. Pour mes parents, la naissance de leurs petits-enfants a été une immense joie. Naomi, Lydia et Aaron leur ont redonné le goût du bonheur. A un de ses étudianls qui pendant une interview lui posait la queslion : "Qu'est-ce que le bonheur pour vous?", Papa a répondu : "Le bonheur ? Je vais aller voir mes petits-enfants dans un mois. Pour moi. c'est ça le bonheur."
Ils ont été des grands-parents merveilleux. attentifs, joyeux, toujours prêts à écouter. rire, consoler. Une grande complicité les unissait tous et leur joie à être ensemble faisait plaisir à voir.
C'est dans son Morvan natal que mon père a pris sa retraite. Il en aimait profondément les gens, les paysages et les eaux vives. Mes parents y ont passé ensemble de paisibles et heureuses années. Ils enseignaient tous les deux la catéchèse dans une école avoisinante. Ils participaient aux reunions et sorties des Académies du Morvan et de Bourgogne.
Ils voyaient régulièremenl leurs petits-enfants, avec lesquels ils étaient en étroit contact. Ils ont pris beaucoup de plaisir à les voir grandir et mûrir. Papa a continué à écrire et à poursuivre une intense vie intellectuelle.
Maman nous a quittés la première. Papa s'ëst occupé d'elle avec amour et dévotion Il nous a quittés quatre ans plus tard et nous avons pu l'entourer jusqu'à ses dernières heures. Il était en paix, heureux , disait-il à l'idée de mourir dans la maison où il était né, triste de nous laisser, mais aussi impatient de revoir sa femme el son fils ...
Je pense bien souvent à lui, à Maman. à mon frère. Que dire de plus ? Bien sûr, ils nous manquent intensément. mais ils sont là aussi, dans nos cœurs, et nous essayons de vivre nos vies avec tendresse, avec passion, en suivant à notre façon la voie qu'ils ont tracée.